La poésie au regard de la structure du délire

La poesía con relación a la estructura del delirio
A poesia face à estrutura do delírio
Poetry in view of the structure of delusion

FABIENNE HULAK

Psychanalyste, Membre de l’ECF et de l’AMP, Maître de conférences H.D.R. (habilité à diriger les recherches), Département de psychanalyse, Université de Paris8 Vincennes-Saint-Denis

hulak.fabienne@wanadoo.fr

RÉSUMÉ

Dans le Séminaire III, Les psychoses (Lacan J. 1981, [1956], p. 91), Lacan met en opposition poésie et délire : « La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde » ; alors que, concernant la fonction du délire dans l’évolution de la psychose, il déclare « … le sujet se situe par rapport à l’ensemble de l’ordre symbolique ».

Nous mettrons en tension ces deux polarités avec les exemples, qui ont valeur de paradigme, du Président D.-P. Schreber et de Stéphane Mallarmé dans notre problématisation de la prise en compte tant de l’évolution historique de la poésie que de la conception du délire depuis Freud.

MOTS CLEFS: poésie | délire | Mallarmé | Schreber | néologisme

RESUMEN

En el Seminario III, Las psicosis (Lacan J. 2009, [1956], p. 115 y p. 174), Lacan pone en oposición poesía y delirio: “La poesía es creación de un sujeto que asume un nuevo orden de relación simbólica con el mundo”; mientras que, con relación a la función del delirio en la evolución de la psicosis, él afirma “… el sujeto se sitúa en relación al conjunto del orden simbólico”.

Nosotros pondremos en tensión esas dos polaridades con los ejemplos que tienen valor de paradigma, el Presidente D.-P. Schreber y Stéphane Mallarmé en nuestra problematización que lleva en consideración tanto la evolución histórica de la poesía cuanto la concepción del delirio desde Freud

PALABRAS CLAVE: poesía | delirio | S. Mallarmé | D. P. Schreber | neologismo

RESUMO

No seminário 3, As psicoses (LacanJ. 2010, [1956], p. 96), Lacan coloca em oposição poesia e delírio : « A poesia é a criação de um sujeito que assume uma nova ordem de relação simbólica com o mundo » ; enquanto que, no que concerne à função do delírio na evolução da psicose, declara « … o sujeito se situa quanto ao conjunto da ordem simbólica. » (Idem, p. 144).

Colocamos em tensão essas duas polaridades com os exemplos, que tem valor de paradigma, do Presidente D.-P. Schreber e de Stéphane Mallarmé em nossa problematização da consideração tanto da evolução histórica da poesia quanto da concepção de delírio desde Freud.

PALABRAS CHAVE: poesia | delírio | S. Mallarmé | D.-P. Schreber | neologismo

ABSTRACT

In his Séminar III, The Psycoses (Lacan J. 1981, [1956], p.91), Lacan opposes poetry and delusion: “Poetry is the creation of a subject adopting a new order of symbolic relations to the world” where as, concerning the function of delusion in the evolution of psychosis, he states “… the subject situates itself in relation to the entire symbolic order”.

We will contrast these two polarities with the paradigmatic examples of the President D.-P. Schreber and of Stephane Mallarmé in our analysis of the problems of taking into account both the historical evolution of poetry and the conception of delusion since Freud.

KEY WORDS: poetry | delusion | S. Mallarmé | D. P. Schreber | neologism

Stéphane Mallarmé, poète contemporain de Daniel Paul Schreber[1], se situe dans ce temps de l’avènement  du discours de la science (Milner J.-C. 1995, p. 62). Il élabore dans sa poésie des matrices complexes et des théories qui touchent au fondement de la lettre, au littéral.

Qu’en est-t-il de l’invention dans la langue et qu’appelle-t-on poésie ? Ou bien encore, quel est le travail du poète ? En quoi consiste la fonction poétique ?

Lacan nous dit à propos des Mémoires d’un névropathe de Schreber que « s’il est assurément écrivain, il n’est pas poète » (Lacan J., 1981, p. 91). Pour Lacan « la poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde ». Schreber ne nous introduit pas à une dimension nouvelle de l’expérience car « Il y a poésie chaque fois qu’un écrit nous introduit à un monde autre que le nôtre » et nous ne percevons pas chez lui l’authenticité de l’expérience du sensible d’un Saint Jean de la Croix, d’un Proust ou d’un Gérard de Nerval.

Pourtant Schreber, objet de nombreux phénomènes élémentaires, c’est-à-dire hallucinatoires témoigne par écrit d’« une longue construction qui a été pour lui la solution de son aventure intérieure » (Lacan J., 1981, p. 91) Mais dans celle-ci « il ne nous donne nulle part le sentiment d’une expérience originale  dans laquelle le sujet lui-même est inclus » (Lacan J., 1981, p. 90). Dans la rédaction de ses mémoires il a le style descriptif d’un rapport qui n’a rien de poétique.

Comparons alors le néologisme schreberien ou celui du dit schizophrène avec l’invention  langagière du poète.

Poésie, tradition et modernité

Revenons brièvement sur ce qu’est la poésie :

Nous n’entrerons pas dans les détails de sa longue histoire, phénomène immémorial et universel mais rappelons en quelques points. La poésie  concerne toutes les langues et toutes les civilisations, que celles-ci entrent dans une tradition orale ou écrite. Elle serait une des premières formes de littérature et l’un de ses rôles a pu consister à fixer la forme du langage. Mémoire de l’oralité, de la parole vivante, elle agit grâce à des moyens mnémotechniques (rythme, calcul des pieds ou des syllabes, répétition de sonorité, de mots, etc.). Il y a une longue évolution des formes.

 Il y a un ensemble de règles qui définissent le vers dit classique, ensemble qui a perduré pendant au moins deux cent ans. Les romantiques ont remis en cause ce système classique du vers, l’attention étant alors plus portée sur le langage lui-même et moins sur le code poétique traditionnel.

Vers la fin du XIXème siècle les symbolistes introduisent le vers libre qui s’affranchit des contraintes métriques ( décompte des syllabes, nouvel usage des césures, etc. ) …

Une crise surgit dans l’art poétique en cette fin du XIXème siècle. Mallarmé en voit toute la ressource. Cependant si la poésie moderne s’écarte de la tradition classique, la référence aux anciennes règles reste présente.

Mallarmé désarticule la syntaxe, supprime la ponctuation et dans son poème le « Coup de dé » (1897) utilise une mise en page éclatée.

Au début du XXème siècle la poésie s’ouvre à de nouvelles et multiples explorations qui rendent son champ plus complexe à définir. Outre que le vers est bouleversé, de nombreuses formes ont été introduites au XIXème siècle et apparaissent ainsi le verset, le calligramme, nombre de trouvailles typographiques et des collages, comme en peinture. Des techniques qui seront utilisées par le mouvement surréaliste dans l’entre-deux-guerres.

La poésie ne se définit donc plus uniquement par le vers ; une très grande variété de formes vont coexister et caractériser la poésie moderne : de l’écriture néo-classique jusqu’à une poésie expérimentale pouvant jouer uniquement sur la matérialité graphique ou phonique du langage comme le font les dadaïstes, les lettristes, l’OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle). Toute cette production expérimentale repose sur une réflexion de la poésie sur elle-même et donc sur le langage.

Le discours de la science avec, notamment, l’essor de la philologie et de la grammaire comparée a induit le poète à revenir sur sa propre conception de la fonction poétique.

Mallarmé prend une position critique par rapport à la poésie à travers la sienne propre.  Selon Michel Foucault « la grande tâche à laquelle s’est voué Mallarmé […] c’est celle qui nous domine maintenant ; dans son balbutiement, elle enveloppe tous nos efforts d’aujourd’hui pour ramener à la contrainte d’une unité peut-être impossible l’être morcelé du langage. L’entreprise de Mallarmé pour enfermer tout discours possible dans la fragile épaisseur du mot, dans cette mince et matérielle ligne noire tracée par l’encre sur le papier […]  » (Foucault M., 1966, p. 316-317).

La rupture moderniste introduit un changement de paradigme dans l’épistémè  de  la culture occidentale ; le langage devient un objet d’étude et c’est ce dont témoigne le travail de  Mallarmé.

Auparavant la  poétique se construisait, résultait d’une esthétique, reflet d’une époque et d’une conception du beau, édictant les lois qui fixaient les règles de l’harmonie. Tandis que Mallarmé lui statue sur la fonction même qu’il confère à sa poésie et à la poétique. Il veut faire une poésie qui soit monstrative de sa fonction même, son écriture est auto-réflexive.

Il fait de nombreuses recherches philologiques  (Mallarmé S., 1945, Petite Philologie à l’usage des classes et du monde, les mots anglais [1877], p.881-1053), linguistiques, apprend même l’anglais dans l‘unique but de mieux lire A. E. Poe. Il considère ses nombreuses études linguistiques comme essentielles pour l’élaboration de son œuvre, puis se montre plus ambivalent pour ne laisser apparaitre que le côté esthétique.

Le néologisme chez Mallarmé

La fabrication de néologismes va s’avérer essentielle dans sa poétique. Il perçoit la nécessité de passer par le détour d’une langue étrangère, l’anglais, pour se dégager des réseaux d’associations habituelles et découvrir une façon de renouveler radicalement la poésie française en l’affranchissant de normes esthétiques dépassées. Il ne s’agit pas d’intégrer des mots étrangers à sa langue, dans ses poèmes, mais de trouver dans la langue des mots particuliers à fort pouvoir d’évocation poétique tel le « Nevermore » du poème d’Edgard Poe « Les corbeaux », (« The Raven »).

« L’immense effet du refrain » induit par le mot de Nevermore  par son impact en fait un modèle poétique pour Mallarmé : « C’est un des plus beaux mot anglais par son idée si triste, et c’est un son lugubre qui imite admirablement le croassement guttural du sinistre visiteur ». Il s’agira donc d’identifier dans la langue de tels mots noyaux sur lesquels puisse reposer tout le poème.

Le vers, en conséquence doit pallier l’imperfection de la langue aux limites de toute langue. Cette imperfection Mallarmé l’observe : « A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant  la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair » (Mallarmé S., 1945, « Crise de vers », [1895], p. 364). A la poésie revient donc le privilège de remédier au défaut de la langue avec « le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire » (Mallarmé S., 1945, [1886], p.858).

Il s’agit donc de l’invention d’un nouveau morphème dont le sens est l’effet de sa corrélation au réel de la jouissance. C’est à dire qu’il s’agit de créer ce mot unique qui manque à la langue où son et sens se répondent. C’est ainsi que selon Mallarmé « le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues » (Mallarmé S., 1945, [1895], p. 364).

En élaborant de nouveaux principes de composition poétique il se livre dans la cellule de ses poèmes à des expériences sur la langue avec l’intention de procéder avec la rigueur d’un protocole scientifique.

J.-C. Milner (2019) nous livre son analyse de « Ptyx » (Mallarmé S., 1945, [1895], p. 68), ce néologisme emblématique forgé volontairement par Mallarmé et inclus dans l’un de ses poèmes en alexandrins. Sans titre il est désigné par le début du premier vers « Ses purs ongles très haut… » (1887).

Avec ce néologisme Mallarmé crée ainsi un mot étranger à sa langue et à toute langue.  Il cherchera d’ailleurs la confirmation de son invention…

Pour  J.-C. Milner (2019) peu importe que ce mot  soit ou non dans le dictionnaire « ptyx » a une signification qui est impossible à déterminer en dehors du poème. Ainsi, « Le ptyx jouerait dans l’univers et dans la langue du poème le même rôle que le mana dans les langues et les sociétés mélanésiennes » (Lévi-Strauss C., 1950) il renverrait à un « signifiant flottant ». Il s’oppose à l’absence de signification sans comporter par lui-même une signification, ce qui est le propre du phallus symbolique. Il renvoie au vide, au rien, à l’ensemble vide en fonction dans l’axiome de fondation (Cf. Badiou A., 1990, p. 93).

De même dans l’espace du poème ce qui qualifie le mot « ptyx » c’est ce vers « abolit bibelot d’inanité sonore » (Milner J.C. 2019, p. 51-52). C’est le signifié qui est apporté à l’intérieur du poème même au signifiant ptyx. Autrement dit, ptyx ne veut rien dire et le dernier vers vient redoubler la signification de Ptyx : le Néant (« cet unique objet dont le néant s’honore » ) (Milner J.C. 2019, p. 51). « Ptyx » est ce mot inconnu à la langue qui n’a pour référent que le rien, le trou connoté sur le grand graphe de Lacan, S de grand A barré  (S A/).

Milner considère que les deux mots « nul ptyx » forment une unité indissociable sur laquelle repose le poème, elle en forme le centre.

Mallarmé nous l’avons évoqué avait probablement les connaissances linguistiques et philologiques d’un amateur éclairé de son temps et donc une certaine conception de l’indo-européen avant  la révolution introduite par les néogrammairiens allemands et Ferdinand de Saussure. Ce qui amène l’hypothèse à propos de nul ptyx : « cette séquence constitue donc l’ossature consonantique et semi-consonantique  de tout mot indo-européen possible […] .» (Milner J.C., 2019, p. 57). Car pour Mallarmé une racine c’est « un assemblage de lettres, de consonnes souvent, montrant plusieurs mots d’une langue comme disséqués, réduit à leur os et à leurs tendons, soustraits à leur vie ordinaire, afin qu’on reconnaisse entre eux une parenté secrète […] d’où l’on pourrait conclure de bon droit que les milliers de mots d’une langue sont apparentés entre eux » (Mallarmé S., 1945, « Les mots anglais », [1877], p. 919).

Cette conjecture résout la difficulté que Mallarmé résumera plus tard par « les langues imparfaites en cela que plusieurs ». Elle ramène à l’unité la pluralité des langues indo-européennes et dans chaque langue, la pluralité des mots qu’elle contient… cette ossature serait sans voyelle, imprononçable tout en étant sonore…

Ainsi, le deuxième temps de l’analyse du néologisme de Ptyx  amène à considérer un phénomène de translation par glissement de phonèmes « au lieu que les phonèmes soient repris à l’identique, ils sont systématiquement transformés en phonèmes de propriétés opposées » (Milner J.-C. 2019, p. 60).

Milner passe par une analyse phonologique approfondie pour nous montrer la construction savante effectuée par le poète. A partir de nul  ptyx, par translation, Mallarmé constituera en un second temps par « un principe de délégation » des phonèmes,  un anagramme inversé ou « anti-anagramme »[1]  d’où résultera Ptyx = Anatole, un septuor de sept lettres qui renvoie au prénom de son fils mort. « La séquence, en ses sept signes typographiques, recompose le Mot de tous les mots possibles, à la fois unique et divers » (Milner J.-C. 2019, p.57).

Nous pouvons donner à « Anatole », cet anti-anagramme, la valeur d’un signifiant du Nom-du-Père. Ainsi la dimension auto-réflexive de l’écriture de Mallarmé repose-t-elle sur la relation au semblant dont le sujet est l’effet.

[1] Cf. Miner J.C., affirme qu’« au lieu que les phonèmes soient repris à l’identique, ils sont systématiquement transposés en phonèmes de propriétés opposées », in Profil[…], ibid.,  p.60.

La Grundsprache et le Ptyx

La langue des voix: la Grundsprache

Examinons maintenant l’analyse structurale faite par Lacan du délire de Schreber.

Lacan s’oppose à Jaspers à propos du concept de processus psychique car, dit-il, « le symptôme si on sait le lire, n’est plus clairement articulé (que) dans la structure même » (Lacan J.,1966, [1958], p. 537). Il s’agit de la structure du signifiant. Le symptôme articulé dans la structure est donc d’emblée posé au niveau littéral.

Lacan conteste le terme de « processus » et il y oppose celui de la relation de l’homme au signifiant en ayant recours à ce qu’il appelle les déterminants radicaux de la structure. Les hallucinations verbales manifestent la « structure de la parole, en tant que cette structure est déjà dans le perceptum » (Lacan J., 1966, [1958], p. 537) soit le perçu pour indiquer que c’est le signifiant qui entraîne la signification et que cela ne se situe pas au niveau sensoriel, étant donné que dans la signification l’allocutaire va au-devant du locuteur découper le flux verbal de celui-ci en apportant la grille, le tamis qui en permet la lecture, la signification.  « [] il y a un lien entre l’ouïr et le parler qui n’est pas externe, au sens où on s’entend parler, mais qui se situe au niveau même du phénomène du langage. C’est au niveau où le signifiant entraîne la signification, et non pas au niveau sensoriel du phénomène, que l’ouïr et le parler sont comme l’endroit et l’envers. Ecouter des paroles, y accorder son ouïr, c’est déjà y être plus ou moins obéissant. Obéir n’est pas autre chose, c’est aller au-devant, dans une audition » (Lacan J., 1981, 155).  Ce passage du séminaire nous éclaire sur le mécanisme de l’interprétation délirante.

Lacan dans son analyse du phénomène hallucinatoire a recours au discriminant de la linguistique et distingue les phénomènes de code, et les phénomènes de message.

Phénomène de code:

Il reprend l’étude magistrale faite par Freud du cas du Président Schreber (Freud S., 1973, [1911], p.263-324) qui au moment du déclenchement de sa psychose se trouve confronté à l’émergence du vide énigmatique de la signification. Ce vide de la signification c’est le point de départ de la sériation. On voit là une mise en ordre par rapport à un premier retour de la signification sur elle-même comme son degré zéro. La combinatoire phonématique s’arrime à ce degré zéro de la signification.

Il y a alors l’émergence de ce que ce que G.G. de Clérambault a appelé automatisme mental d’où résultent les voix qui font usage de la Grundsprache (la langue-de-fond) constituée par un allemand quelque peu archaïque. Cette partie des phénomènes est spécifiée en des locutions néologiques Il s’agit de mots nouveaux composés selon les règles de la langue du patient, ici la langue allemande.  Ce sont les hallucinations qui informent le système des formes et des emplois que constitue le néocode. On retrouve la répétition de la structure de base, signification de signification à partir du néologisme. C’est pour cela que Lacan nous dit qu’il s’agit du message autonyme.

Les linguistes appellent « messages autonymes pour autant que c’est le signifiant même (et non ce qu’il signifie) qui fait l’objet de la communication mais cette relation, singulière mais normale, du message à lui-même, se redouble ici de ce que ces messages sont tenus pour supportés par des êtres dont ils énoncent eux-mêmes les relations dans des modes qui s’avèrent être très analogues aux connexions du signifiant » (Lacan J., 1966, p. 537-538).

Ce redoublement du message par des êtres signifie que le sujet de l’inconscient n’est pas refoulé, (« inconscient à ciel ouvert »), et qu’il est interprété par le sujet comme venant d’un petit autre. Il s’agit de la régression topique au stade du miroir.

Phénomène de message:

C’est ici que se pose la question du sujet qui relève de ce que Lacan appelle messages de code.

Le sujet, en tant que signifiant prenant place dans la chaîne, a une fonction particulière que les linguistes ont appelée terme-index ou shifter.

En effet, ce signifiant indique la place du sujet dans les conditions imposées par la relation du locuteur à l’allocutaire, en fonction de celle-ci, il est attribué à l’un ou à l’autre. Étant donné l’instabilité de la position du sujet dans ce que Lacan appelait les phénomènes de franges où la relation du dehors et du dedans est indistincte il se produit une coupure dans la chaîne signifiante, lorsqu’il s’agit de l’attribution de l’intention de signification du côté du locuteur il y a les messages interrompus.

Schreber nous donne les exemples suivants (S. 217-XVI) (Schreber D.P.,1975, [1903], p. 181) :

« Maintenant je vais me »,

« Vous devez quant à vous »,

« Je vais y bien », etc.

Nous résumons ce qui précède par la citation suivante à propos de la relation du système à sa propre constitution de signifiant : La « Relation ici du système à sa propre constitution de signifiant qui serait à verser au dossier de la question du métalangage, et qui va à notre avis démontrer l’impropriété de cette notion si elle visait à définir des éléments différenciés dans le langage.

Remarquons d’autre part que nous nous trouvons ici en présence de ces phénomènes que l’on a appelés à tort intuitifs, pour ce que l’effet de signification y anticipe sur le développement de celle-ci. Il s’agit en fait d’un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude (degré deuxième : signification de signification) prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même ». » (Lacan J., 1966, p. 537-538).

Schreber « philologue »

Ce sont les messages autonymes « pour autant que c’est le signifiant même (et non pas ce qu’il signifie) qui fait l’objet de la communication » (Lacan J., 1966, [1958], p. 538).  Et, dans un second temps, les significations de ces mots parviennent à Schreber comme la raison de ses premiers messages, comme un décodage.

Il se trouve tel un philologue à l’égard de la langue de fond, qu’il dit être « un allemand quelque peu archaïque, mais toujours rigoureux qui se signale tout spécialement par sa grande richesse en euphémismes » (S. 13-I) ou bien encore « à sa forme authentique pour ses traits de noble distinction et de simplicité » (S. 167-XII), (Lacan J., 1966, [1958], p. 537). La langue-de-fond serait ainsi la langue d’origine de l’allemand, c’est en cela qu’elle fonctionne selon une régulation spécifique.

En ce point nous retrouvons l’origine du langage pour le sujet comme l’origine de la langue fondamentale hallucinatoire dans cet espace où la mère introduit l’infans dans l’habitat du langage.  Du fait d’un en-deçà même de la régression topique au stade du miroir, c’est le temps de la Bejahung (l’introjection du signifiant).

Dans l’échange du babil ce sont les phonèmes de la langue maternelle qui vont être introjectées. C’est à ce niveau où se situe les morphèmes que se trouve la combinatoire des néologismes chez Schreber.

Néanmoins à partir de ce que ses hallucinations vont traduire pour lui (c’est-à-dire les messages), (Lacan J., 1966, [1958], p. 539) il va pouvoir commencer à élaborer son lexique. Les voix traduisent, l’informe sur le sens et Schreber va alors construire un délire, réorganiser son monde en édifiant sa mythologie : « l’inconscient à ciel ouvert ».

La langue du poème : le ptyx          

Mallarmé se trouve, lui aussi, confronté au vide de signification dans ce moment décrit dans un poème en prose « Le démon de l’analogie » (Mallarmé S., 1945, « Le démon de l’analogie, [1897], p.272-273) en 1864 à Tournon quand se développe ce qu’il appelle le « mal » (Cf. Mallarmé, Correspondance, 1995).

Ainsi, dans ce poème en prose Mallarmé écrit :

«Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?

Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant : ‘La Pénultième est morte’, de façon que

            La Pénultième

Finit le vers et

                        Est morte

                                               se détacha de la suspension fatidique en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique […] La phrase revint, virtuelle dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité. […]  ».

« La phrase revint virtuelle » Mallarmé évoque ainsi dans ce poème un phénomène de phrases obsédantes, de paroles imposées qui l’assaillent, s’extériorisent et se sonorise telle qu’« une voix prononçant les mots sur un ton descendant : « La pénultième / Est morte […] » (Mallarmé S.,  1955, [1897], p. 272)

La phrase « La pénultième est morte » – « phrase absurde », « en le vide de signification » est d’autant plus signifiante  que quelque chose se détache, se  casse quand  « le son nul » se dégage et qu’il se trouve avec la nullité de la phrase.

Un mot se scinde et de sa destruction renait un autre mot qui surgit et « se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification ».  Il y a une césure dans le vers dans les mots, et la voix doit marquer « un silence » après le mot « Pénultième » dans lequel Mallarmé trouve « une pénible jouissance » : ‘La Pénultième’ puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul,  cassait sans doute et j’ajoutais en matière d’oraison : ‘ Est morte’ […] » (Mallarmé S., 1955, [1897], p. 273). Ces propos nous révèlent l’effroi, l’angoisse du poète.

Dès ce texte Mallarmé recourt à la science « alléguant, pour me calmer, que, certes, pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe des vocables, et son apparition, le reste abjuré d’un labeur de linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma noble faculté poétique » (Mallarmé S., 1955, [1897], p. 273).

Nous percevons ici ce qui formera la trame future de son expérience concernant la linguistique (Mallarmé 1945, « Les mots anglais » [1897], p. 886-1046). Ce n’est pas un travail  distinct de celui de création mais elle sera peut-être un rempart de sa raison contre ce qu’il découvre dans ce travail sur la langue, dans la brisure des mots. Quelque chose de l’ordre d’une révélation, d’une expérience intérieure que nous pourrions dire initiale où se révèle quelque chose de l’ordre de la voix et de phénomènes apparentés aux épiphanies de Joyce.

Notons que Mallarmé fût sans aucun doute un modèle sinon un maître pour Joyce (Cf. Hayman D. 1956) qui perçut toute l’importance pour lui des propos de « Crise de vers » et de la construction de « Un coup de dés » et qi seront des ferments pour l’écriture d’Ulysse et de Finnegans Wake.

C’est en creusant le vers que Mallarmé découvre cet « évanouissement d’être » (Richard J.P., 1961, p.71). Dans une lettre à Henri Cazalis (28 avril 1866) il écrit : « Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le Bouddhisme […] l’autre le vide que j’ai trouvé est celui de ma poitrine […]  je ne puis respirer plus longuement » (Mallarmé 1995 [1866], p. 207-208).

Nous avons vu que le poète dans un premier temps est en proie à une douloureuse expérience subjective et il va ensuite dans un deuxième temps construire un dispositif expérimental.

Nous avons vu que dans les quatorze vers du poème « Ses purs ongles très haut » Mallarmé réduit la langue aux dimensions du poème comme dans un protocole expérimental, portant sur le signifiant et le signifié.

« Ptyx » est un néologisme comme tel, il fait partie d’un néo-code. Le poème peut être mis alors en parallèle avec la construction qu’opère Schreber avec son délire.

Autrement dit, le néo- code appartient au poème comme le néologisme schreberien appartient à la Grunsprache. Dans le poème il y a donc deux messages sur le code à l’intérieur du poème.

Le premier « Aboli, bibelot d’inanité sonore » c’est un message sur le code qui est représenté par le néologisme « ptyx » à l’intérieur du poème. Et le deuxième message sur le code c’est « le seul objet dont le néant s’honore ». Dans un cas comme dans l’autre nous retrouvons  la relation du système à sa propre constitution de signifiants qui fût le point de départ du délire schreberien.

Ainsi lorsque Lacan dit que « La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde », il faut comprendre, à partir de la problématique du sinthome (Lacan J. 2005,[1975-1976]) que le sujet devient l’effet du semblant qu’il invente dans la relation au réel de la jouissance, S de A barré (S A/). Alors que pour le délire « … le sujet se situe par rapport à l’ensemble de l’ordre symbolique » ; en effet si nous nous reportons au schéma I ( Lacan J., 1966, [1958], p. 571)   des Écrits, nous y trouvons la notation Nom-du-Père zéro, Phallus zéro, soit l’abolition de ce qui fonde l’ordre symbolique, à reconstruire. Ainsi la différence et l’analogie de construction chez Mallarmé et chez Schreber se situe dans l’espace du réel de la langue, comme l’intervalle topologique entre les schémas R et le schéma I ( Lacan J., 1966, [1958], p. 553 et 571), le manque et la forclusion.

[1] Ils sont tous deux nés la même année en 1842[1].

REFERENCIAS

    1. Badiou Le nombre et les nombres, Paris, Seuil, 1990.
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  • Hayman, D.  Joyce et Mallarmé, Les éléments mallarméen dans l’œuvre de Joyce, t.1 et 2, Paris, Les lettres moderne, 1956.

  • Lacan J. Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981.

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  • Mallarmé S., Œuvres complètes, La pléiade, Paris, Gallimard,  1945.

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  • Lévi-Strauss C. « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1950.

  • Mallarmé S., Correspondance, Paris, Gallimard, p. 207-208.

  • Milner J.C., L’Oeuvre Claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995.

  • Milner J.C., Profil perdu de Stéphane Mallarmé. Court traité de lecture 2.  Paris, Verdier, 2019.

  • Richard J.P., L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961.